CHAPITRE 22
On
frappe à la porte de ma cabine, c’est le contrôleur, un gros
bonhomme un peu bourru mais pas méchant:
SERBIE, L'HISTOIRE DE DRAGAN
"L'enfer, c'est les autres" (Sartre)
Belgrade, au confluent du Danube et de la Save.
"Beograd! Twenty minutes..."
Je regarde ma montre: 5h30, nous arriverons
presque pile à l’heure; chapeau.
Je
relève le store, le soleil de ce matin de mai enveloppe le paysage
qui défile... lentement. Quelques petites maisons aux toits de
tuiles rouges apparaissent à travers vallées et collines. Peu après,
des bâtiments plus imposants annoncent que nous approchons de la
ville. Tiens, il y a un type couché dans la couchette dessous.
Pourtant j’étais seul en me
couchant. Il est sûrement monté à l’un des nombreux arrêts suivants.
Il est Yougoslave, on échange quelques mots. Il
prend beaucoup de temps à se faire beau, moi je me lave rapidement le visage. De toute évidence, on ne fait pas le
même voyage! On descend, il se perd dans la foule.
Je n’ai pas de dinars (monnaie du pays) et je ne sais pas à quel hôtel je vais descendre; ce manque de préparation n'est pas une bonne idée.
Je
prends le premier taxi, il m’amène à l’hôtel Tas (prononcer "tash"),
l’un des bons établissements de la ville. Je prends mes aises; c’est la
première fois que je m’offre un tel confort si on
excepte l'épisode de Mykonos.
C'est à ce Tash Hotel que j'ai rencontré Dragan et son épouse Roberta.
Je me lie rapidement d’amitié avec Roberta, la
réceptionniste, fin trentaine, plutôt grande et élancée, souriante. Il y a un jeune homme assis dans le hall, c’est son mari,
Dragan. Ils ont deux jeunes enfants.
Dragan est grand et robuste, cheveux et yeux noirs. De
tempérament nerveux, il pratique plusieurs sports. Il est cuisinier.
Il est surtout Serbe.
Et il n’aime pas les musulmans.
Pour être plus précis, il en a peur.
Demain, il m’amènera faire le tour de la région dans sa Yugo
remontée de 45 à 65 chevaux. Nous visitons la
ville et nous allons aussi à la campagne. Il y a, à l’extérieur de la
ville, une colline appelée Avala qui a toujours été un point
stratégique. En temps de guerre, celui qui la contrôle domine aussi la ville et ses environs qui sont à portée de tir.
Nous avons visité le mont Avala.
Il
m’amène ensuite à un restaurant qui est à la fois excellent et bon
marché; c’est là qu’il fait la cuisine. Il m’explique en détails comment
sont préparés les qu’on sert ce soir-là. Tout
est délicieux.
Quand
je lui demande de me parler du Kosovo,
ses réponses ressemblent à celles de Véronica, mais j’ai une question brûlante: tous ces conflits dans
l’histoire de la Yougoslavie, dont celui qui se trame au Kosovo,
qu’est-ce que ça change dans vos vies? Comment vit-on avec cette épée de Damoclès?
Je m’attendais à une longue réponse, mais non. J’ai de la difficulté à le faire parler là-dessus. Je me dis que peut-être il n’a pas grand chose à en dire,
que la vie continue de continuer.
On a perdu plus de 100 000 Serbes dans la guerre en Bosnie; on peut en perdre encore; ça ne fait plus de grand changement.
Mais si la guerre éclate au Kosovo?
C’est déjà la guerre.
Pensez-vous aller ailleurs, fuir?
Non, on reste ici.
Et si l’embargo contre votre pays revenait?
Ça... ça change beaucoup de choses. L’argent et certains biens sont difficiles à trouver, même parfois la nourriture. Il faut parfois aller en Roumanie et en Hongrie pour d’autres. Tu as raison, la vie continue. La guerre change beaucoup de choses, mais il semble qu’on s’y habitue.
Je n'ai pas connu la guerre. Je trouve triste qu'on puisse s’y habituer.
En occident, à cause des opressions de Milosevic contre le Kosovo, les Serbes sont
très mal perçus. Dragan s'en fout.
Une chose est sûre, la haine des Serbes à l’endroit des musulmans Albanais au
Kosovo s’est intensifiée avec les revendications des séparatistes. Dragan ne condamne que du bout des lèvres les décisions de Milosevic, même s’il reconnaît que tout le monde voudrait le voir partir.
La gare de Belgrade.
Quant au nettoyage ethnique à l'endroit des Kosovars albanais dont Milo a été accusé par la communauté internationale, Dragan ne le nie pas. J’ai même remarqué son sourire furtif quand j’ai abordé ce sujet.
Quand je fais remarquer que Milosevic ne semble pas vouloir négocier mais simplement éliminer les musulmans, majoritaires au Kosovo,
Dragan le reconnaît et signifie même son approbation.
Plus
tard, en soirée, il sera plus direct. Il m’explique, en détails mais dans un mauvais anglais, ce qu’il appelle la
"menace musulmane". Il rappelle que "partout où les musulmans se
pointent et augmentent en nombre, ils causent du grabuge."
Il voit que c'est une réelle
menace. Il voit se former un cordon de frontières
entre le monde arabe et l’Europe, notamment via Chypre, par
laquelle les musulmans viendront envahir l’Europe (Rétrospective: il avait raison). Selon Dragan, c’est
même la véritable raison qui a mené à la création de la nouvelle
union européenne: faire blocus contre cette invasion (NDLR: la plupart des pays d'Europe ont laissé entrer un nombre immense de musulmans dans les années suivantes).
"Trust me", répète constamment Dragan, sur ce ton fébrile. Il est convaincu que d’ici 20 ans, la nouvelle union européenne
va éclater, comme l’ex-Yougoslavie en 1991, ouvrant ainsi la voie à la domination musulmane.
(NDLR: Ce n'est pas arrivé comme tel, mais l'arrivée en masse de ces musulmans a causé un grand choc de civilisations).
À ce moment de la discussion, Dragan est
très émotif, j’en suis un peu ébranlé.
Je lui demande
d'arrêter
d’avoir peur de ce qui "peut" arriver.
(Il se fait amer)
"Ah, oui! Les
Canadiens sont intelligents alors que nous..."
Il
avait dit la même chose plus tôt en soirée, sur un ton d’humour, mais cette fois le ton est plus sérieux. Devant ce malaise, j’ai décidé de regagné ma chambre, en concluant:
"Car même si tu as raison, tu ne dois
pas vivre dans la peur d’une hypothèse, mais dans le potentiel
présent. Il faut chercher une autre approche et ne pas la chercher d’abord
dans la collectivité, c’est d'abord le défi de chaque individu."
(C’est
là-dessus qu’a pris fin ma journée avec Dragan.)
Il fait chaud pour ce temps de l’année. C’était pareil en Grèce.
J’ai même retrouvé deux habitudes que j’avais prises en Afrique: me
doucher ou me baigner souvent (il y a une piscine olympique en bas
de l’hôtel) et les Fanta à répétition.
À
Belgrade, on sent encore l’influence du communisme. On entend partout
des "Da" et d’autres
mots russes. Les bâtiments sont gris, les automobiles de classe
inférieure, les faciès typiquement soviétiques. Mais à la grisaille de
la ville la campagne répond par une verdeur et un air vraiment
tonifiant. Création de l’homme ici, celle de Dieu là.
Les
gens s'adressent souvent à moi en serbe. Ça veut dire que -enfin!- je ne
passe plus pour un touriste, un touriste américain surtout.
Belgrade est une ville fortifiée, comme c'est le cas de Québec. Elle a longtemps occupé une place stratégique à la croisée de deux fleuves importants, le Danube et la Save (pour Québec c'est un seul fleuve mais aussi à un emplacement stratégique). En marchant dans un parc, je suis entré dans la zone fortifiée sans m'en rendre compte. On dit qu’elle a été démolie et refaite "des dizaines de fois" au cours de siècles.
Le cerbère de la porte
C’est
là que j’ai fait une autre rencontre intéressante, de façon anodine, presque manquée. Une minuscule boutique remplie de toutes sortes de trucs surtout liés à la guerre,
flanquée dans un petit espace à même la fortification.
Un monsieur dans la soixantaine, pas très enthousiaste.
Pour tout dire, ça sentait le fond de tonneau.
Après
un peu de shopping dans la boutique, j’allais partir mais l’homme
m’a retenu en m’offrant du jus d'orange (en rétrospective, ne pas accepter de breuvage offerts par des inconnus). On
présume que la vodka sous le comptoir était réservée aux événements plus
spéciaux. Il a déjà été dans des camps d’été au Connecticut (comme
moi au Vermont) et il a été journaliste à la pige, comme je le suis.
Il a visité Toronto et Montréal.
Comme Véronica et Dragan, il est d'accord avec le nettoyage opéré au Kosovo par son gouvernement.
Dans son cas, je ne ressens pas de haine mais plutôt beaucoup d’amertume.
Voici en gros son opinion: les Albanais sont venus chercher une meilleure vie (argument devenu de plus en plus populaire aussi dans le monde) dans la province serbe du Kosovo. Ils l’ont trouvé, et maintenant ils voudraient enlever cette terre aux Serbes. Dur à accepter, mais sans rendre nécessaire la guerre.
Ce qu’il faudrait, dit-il, c’est s’asseoir et
parler. Malheureusement, non seulement Milosevic est un piètre
négociateur mais les représentants du Kosovo musulman ne se sont pas
présentés à la table préparée pour eux.
Mon ami rappelle aussi que ce fut une grande erreur de Tito de donner autant d’autonomie aux Albanais débarqués au Kosovo au début du siècle. Il se
méfie du nationalisme radical; il rappelle ce que
Hitler a tenté de faire. À plus forte raison, dit-il, aucune nation
ne devrait être basée uniquement sur la religion, qui n’a rien à
voir avec les frontières politiques. Or, c’est la base du conflit
au Kosovo.
Ainsi, comme on a créé l’État juif d’Israël en 1949, le
Kosovo pourrait devenir un état musulman. Or, les Serbes sont très
attachés à cette province, la seule autre qui a survécu à l’éclatement
de la Yougoslavie en 1991.
Au
cours de la discussion, je fais des liens avec le Québec, quoique la situation est entièrement différente.
La vadrouille à Beograd
Le
soir, j’ai le goût de m’amuser, briser le sentiment d'isolement.
Je veux
me rendre au Sunset Strip, mais le taxi ne trouve pas. Je me retrouve au club Anderground, près de la forteresse, mais comme d’habitude j’arrive trop
tôt (vers 23h) et il n’y a que quelques clients.
Les européens sortent
tard. Cependant, la vodka et la bière locale continuent d’être pas chères.
Je
vais ensuite au Tas Club près de mon hôtel. C’est jeune, ça bouge, mais ça ne me convient pas. Je finis cette tournée au Bus Disco-bar lui aussi près de l’hôtel. À l’entrée,
on me demande si j’ai un pistolet (!) car il faut les déposer à l'entrée. Intérieur agréable, atmosphère jeune et chaleureuse,
musique des années 70 et 80.
Sur le chemin du retour, j’ai encore mon Walkman:
"It’s the dream, afraid of waking
That never takes the chance...
It’s the soul, afraid of dying
That never learns to live."
(Bette Midler, "The Rose")
Je
ressens une grande paix, malgré la fatigue accumulée.
Une autre synchronicité spéciale
Ce même jour, en marchant dans le parc, j'étais tombé sur quatre garçons d’environ trois à huit ans qui jouaient (photo ci-bas).
Je me penche pour cadrer la photo, pendant que la gardienne observe avec amusement.
Soudain, deux d’entre eux me regardent étrangement et j'ai capté ce moment.
J’avais l’impression qu’ils allaient me dire "pas de photo komrad!
Chanson pour la suite (Youtube):
"Soldiers of peace"
Elle s'ouvre dans un autre onglet, ouvrez et revenez ici.
Le
regard du plus vieux, pistolet jouet à la main, m'a fait une forte impression, car c'était un regard d'adulte, semblant désabusé et menaçant.
Ce tableau était déjà riche de symbolique, mais pour en rajouter, à cet instant, je le jure, commence dans mes écouteurs
la chanson "Soldiers of peace" de l'album American Dream de Crosby,
Stills, Nash and Young. Situation surréaliste.
"The soldiers of peace are not fighting the war
Les soldats de la paix ne font pas la guerre
They’re not looking for enemies, behind every door
Il ne cherchent pas des ennemis derrière chaque porte
"They’re not looking for anyone, to kill or to mame
Ils ne cherchent pas de gens à tuer ou à mutiler,
The soldiers of peace are juste changing the game."
Les soldats de la paix ne veulent que changer le jeu.
Cet épisode m'a fait ressentir de la tristesse pourtant mêlée de sérénité.
Quitter Belgrade via le bidonville
Chanson pour la suite (Youtube):
Annie Lennox
Elle s'ouvre dans un autre onglet, ouvrez et revenez ici.
Le lendemain soir, autre train de nuit, cette fois vers la Hongrie. J’ai "survécu" à la Serbie et au Kosovo.
La banlieue Novi-Beograd est bien triste.
Les affreux bâtiments en béton gris apparus sous le régime communiste se mêlent maladroitement aux petites maisons de briques rouges, beaucoup plus vieilles.
Bidonville au sortir de Belgrade.
Dès la sortie de la gare, je suis étonné: on traverse un bidonville de tziganes, caché en quelque sorte.
J’oubliais: ce pays est encore considéré comme "un
pays en développement", le seul du continent européen.
L’arrivée
à Budapest est prévue pour 5h demain matin. Je m’installe comme d’habitude sur la couchette du
milieu. Aligné ainsi sur l'horizon, je vois passer ces paysages typiques de la campagne
balkane à peu près inchangés depuis un siècle.
Imaginez la scène, ça ne s'invente pas:
Par la fenêtre, une fillette nous tend les bras.
Dehors, c’est l’heure du repas. Une odeur de feu se
répand dans le wagon-lit.
L'instant d'après je suis installé et regarde passer le paysage.
Le jour descend, le ciel se teinte de rose.
C’est la pleine lune; doux roulement des wagons.
Dans le Walkman, Annie Lennox:
"No more I love yous... Changes are shifting outside the world..."
Un immense bien-être m'envahit.
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