CHAPITRE 21

LES RÊVES ET QUESTIONS DE VÉRONICA


Grèce, Macédoine, Kosovo, Belgrade

"Ô liberté! Que de crimes on commet en ton nom!"
(Mme Roland sur la guillotine)

Train Belgrade (Serbie) / Thessalonique (Grèce) 1m45)

Je prends donc un billet pour Belgrade, sur le train de nuit.
Douze heures au total.

Comme je l'ai dis, les taxis sont difficiles à attraper en Grèce. Pourtant, ce matin, en quittant l’auberge, le premier taxi s’est arrêté: suprise! 
Quand je lui donne ma destination, la gare, il dit oui:  étonnement. 
En plus, il était de bonne humeur. CONSTERNATION!

Le train était presque à l’heure. Confortable, j’étais à l’aise, prêt pour cette dernière destination incertaine avant le sprint final menant à Bruxelles et au retour au pays. Le temps était beau, comme il l’a souvent été durant ce voyage.

Véronica, le choc de deux mondes

Appuyé à la fenêtre alors que le train s’ébranle, je remarque à côté de moi une jolie jeune femme qui fait ses adieux à son homme resté sur le quai.

Nous entamons la discussion et je m’assois devant elle. Les cheveux presque noirs sous les épaules, les yeux d’un brun profond, de grandeur moyenne et de taille plutôt fine, à 26 ans Véronica a un look sportif et porte des jeans. Elle est Yougoslave et son mari est Grec. Elle me demande ce que je fais là. Je lui explique et elle répond:

"Wow, je rencontre un vrai world-traveller!"

Ça piquait vraiment sa curiosité. Elle avait peu voyagé. Enseignante en anglais, elle maîtrise très bien cette langue.
J’ai très envie de savoir son opinion sur le "problème du Kosovo" (elle habite cette région) et le "problème" musulman. Mais j’ai de la difficulté à obtenir une réponse. Finalement, j’ai droit à une leçon d’histoire en règle que je résume ici.

Ce pays a un passé troublé et complexe.

Le Royaume de Yougoslavie a d’abord été dirigé par Tito "le vrai" (car selon Véro, il y a eu un faux). Puis il y a eut la Constitution de la République en 1912. Ça n'a pas pris de temps à se corser: le "faux" Tito, dit Véro, prend le pouvoir et le gardera pendant 50 ans. Il fait descendre les grosses têtes dans son entourage qui en savent trop sur son subterfuge et dans ces conditions rocambolesques il continue de diriger le pays. Ce président auto-proclamé a pourtant été un bon président, selon Véronica. Point crucial, c’est lui qui a accordé de nouvelles libertés aux citoyens de la province du Kosovo, des Albanais musulmans d’origine (aujourd’hui, ils forment pas moins de 90% de la population du Kosovo en crise). Les Albanais qui étaient venus chercher au Kosovo une meilleure qualité de vie ont depuis lors bénéficié de certains privilèges provenant de cette "générosité" de Tito. Pourtant, aujourd’hui, un groupe de rebelles veut la séparation. Véronica trouvent qu’ils sont un peu difficiles, ingrats."

Pour Véronica, même si la plupart des Serbes approuvaient les attaques du président Milosevic contre les rebelles du Kosovo, le président était déjà en perdition, de même que le Kosovo était "perdu dès le départ" pour la Yougoslavie. "Milosevic était toujours caché. Le président américain, par exemple, a plusieurs ennemis à l’étranger, mais ceux de Milosevic sont surtout dans son propre pays. Nous, quand on voit un président se promener dans les rues et serrer des mains aux États-Unis, on n’en revient pas."

Elle conclut que Milosevic n’a pas été un bon président; il ne négocie pas, ne parle pas, vit caché, n’est pas très brillant.  Bref Milosevic devait partir. La Yougoslavie est le seul pays de tout le continent européen qui est encore considéré "en développement".

Pour Véronica, la vie continue malgré tout, comme beaucoup d'autres qui sont moins touchés par ce conflit qui prend pourtant place dans leur cour. Elle vient en Yougoslavie visiter sa famille, et retournera ensuite en Grèce pour reprendre du boulot en enseignement.

Le "problème" religieux humain

La religion... Nous en parlons beaucoup puisque c’est l'aspect majeur des tensions ici, entre musulmans et orthodoxes. Nous parlons aussi de l’Afrique, bien sûr. Là-bas, malgré la misère pourtant aiguë, ils ne pensent même pas au suicide.  C’est à ce moment que Véronica me prend au dépourvu en me confiant que sa propre mère s’est enlevé la vie alors qu’elle n’avait que cinq mois.

"Ma mère était une artiste insatisfaite de ses conditions de vie et incapable de vivre en voyant les injustices partout autour. Elle devait être idéaliste. Elle disait qu’elle n’arrivait pas à trouver sa place au soleil. Elle a laissé une lettre. À la fin, elle dit ‘qu’il n’y a pas que le corps qui a besoin de nourriture, mais l’esprit aussi’."

Je lui fais remarquer que cette dernière phrase est tirée d’un discours de Jésus. Elle ne le savait pas. Sa mère était en effet très catholique mais cela ne l’a pas rendue heureuse pour autant.
On peut y voir que ce n’est pas la religion en soi qui nous sauve, mais plutôt ce qui se passe dans l’âme, dans l’esprit de l’individu qui décide de suivre de son mieux la volonté divine, son intuition, le guide intérieur.
C'est du moins ma croyance que j'ai longuement expliqué à Véronica qui était très attentive.

Oui, j’ai beaucoup parlé et elle a beaucoup écouté mais nous avons senti que c’était un dialogue constructif, comme ça n’arrive pas souvent en matière de religion.  J’ai découvert avec grand intérêt que nous avions une grande préoccupation en commun: la signification de la souffrance.
Je lui raconte ce que j’ai appris là-dessus dans les derniers mois, tous les petits "hasards" qui sont venus contribuer à répondre à cette grande question.

La souffrance de l’autre ne peut pas être la nôtre mais on peut consoler l’autre avec notre amour; il ne sert à rien de s’en révolter;  le changement survient quand on cherche la contrepartie de la haine et la souffrance, leur antidote ultime: l’amour véritable, sans conditions ni préjugés.

Je m’empresse de dire à Véronica que j’ai beau parler beaucoup de l’amour, ça ne veut pas dire que j’y sois le meilleur. Au contraire, ce genre d’amour est le défi de ma vie. Si devant la haine on répond par la haine, on participe au jeu funeste qui nous blesse tous tellement. C’est pourquoi il faut au moins essayer de répondre à la haine par l’amour. C’est une règle mathématique: à chaque fois qu’une personne le fait, le changement tant attendu dans notre monde se produit.

La discussion continue pendant que défile la campagne du nord de la Grèce. 

Le soir tombe doucement.




Les cyniques ne croient pas à la réponse de l'amour à la haine. Ils ne voient que les oeuvres des méchants. Ne soyons pas cyniques: faisons de notre mieux notre "devoir d’amour" et l’âme du monde, Dieu, fera le reste, tout ce qui est hors de portée et de la responsabilité de l’humain.

Véro est révoltée, mais son discours reste serein et cohérent. Nous sommes d’accord pour dire que la "vraie religion" n’est pas une simple sécurité trouvée par exemple dans les sacrements catholiques, rituels qui assurent (en principe) le salut, mais plutôt dans un désir sincère de communiquer en esprit avec le Dieu en nous, de cheminer vers lui et de lui faire confiance pour nous guider sans violer notre volonté, qui est un don.

Les orgueilleux ne peuvent pas comprendre la foi, car elle implique l’humilité, l’abandon. Abandon à quoi? À l'esprit, l’Âme du monde qui, possédant une connaissance infiniment plus complète que l’individu, sait mieux que nous ce dont nous avons réellement besoin et quand nous en avons vraiment besoin.

On ne peut pas forcer la foi

C’est un exercice difficile, bien sûr, le chemin de la foi véritable; mais il est à la portée de toute créature douée de volonté, de libre arbitre. Il est difficile "d’expliquer" la foi à un athée, parce que la première communion avec Dieu est éminemment personnelle alors que l’athée voudrait une démonstration extérieure à lui, non personnelle. Le croyant ne peut lui offrir que son témoignage. Quelques oeuvres, parfois...   La foi ne peut donc émerger que de la volonté de l’humain. Elle ne peut pas être forcée. D'une certaine façon, elle ne peut qu’être donnée à soi par soi-même.

Cela signifie-t-il abandonner notre volonté et devenir marionnettes et soumis? Bien au contraire, il s’agit de la bonifier par une coopération avec la volonté supérieure. Tout cela nous est proposé gratuitement mais nous devons d’abord le VOULOIR.

Obstacle, erreur, ou apprentissage?

Je rappelle à Véro l’extrait de l’Alchimiste:

"Quand quelqu’un trouve sa légende personnelle et désire réellement l’atteindre, tout l’univers conspire à l’aider à l’atteindre."

N'est-ce pas une autre façon de voir la foi?  Car l'autre chose qui trouble Véronica est le grand nombre d’obstacles qui se dressent entre elle et ses rêves. Je réplique que les meilleurs apprentissages que j’ai faits en Afrique sont venus de difficultés.

Elle enseigne aux enfants. Ils apprennent non pas en faisant de savantes recherches mais en jouant, en se trompant, en se faisant mal parfois. Les gens qui parviennent à un grand confort et une grande sécurité font de moins en moins d’apprentissages. Le contrôle qu’ils croient avoir acquis sur leur environnement est une grossière illusion; en réalité, leur apparente sécurité les rend vulnérables. Leur palette d’outils cesse de s’enrichir et ils sont moins aptes à faire face aux... surprises de la vie.

Donc, tout dépend de notre façon de considérer ces obstacles. Nous les verrons soit comme un interdit total, une obligation de s’arrêter, ou comme une une invitations à ajouter un nouveau diplôme à à notre CV de la vie; pas celui, vain, de nos quêtes carriéristes..

Véro comprend mal comment on peut "aimer" un méchant. C’est un exercice difficile, encore. Bien sûr, la Justice a son utilité car il faut immobiliser les être nuisibles. Ce type de jugement est nécessaire. Mais il est de notre devoir humain de ne pas juger l’autre avec notre petit procès personnel, parce que, seul, nous ne pouvons pas juger de façon éclairée. Il nous manque beaucoup de pièces à conviction, de témoins, de connaissances. C’est pour cette raison que l’évangile nous invite à ne pas juger.

La meilleure chose que nous pouvons alors faire, c’est essayer d'aimer. Si on ne peut pas rendre autrui "meilleur", occupons-nous donc à devenir soi-même meilleur.

À chaque fois qu’un humain prend cette décision, il réalise lui-même son rêve de rendre le monde meilleur.

"Je... Je ne sais pas..."

Cette profonde discussion que je viens de résumer laisse à Véro un vague sentiment de confusion.
"I just don’t know...", laisse-t-elle tomber, comme pour détendre l’atmosphère, mais avec un sourire crispé. Je lui suggère de laisser tout cela décanter, de faire confiance au cerveau et au subconscient pour faire le tri et extraire les significations.

Le subconscient est un ordinateur beaucoup plus puissant que le conscient. Il est un énorme disque dur alors que le conscient correspond à la mémoire vive (beaucoup plus limitée), celle qu’on utilise pour nos petits trucs du quotidien.   Confions nos interrogations à ce disque dur et oublions-le un peu, car il est une partie de l’esprit infini de l’univers, c’est-à-dire qu’il a le potentiel de tout savoir.

Les réponses viendront tôt ou tard. C’est un peu comme la foi religieuse: on émet une prière et si elle correspond à un réel besoin, alors la réponse viendra quand elle sera prête et quand nous serons prêts à la traiter.

Le corps disparaît après quelques temps mais l'esprit qui l'anime est invité par l’autre qui cohabite, le divin, à une association débouchant sur une aventure éternelle.
Et l’éternité a tout son temps, contrairement à nous et nos préoccupations si pressantes. Soyons donc patients. C’est un autre grand apprentissage que m’a proposé ce voyage. Arrêtons de courir.

Cessons de poursuivre de vaines ambitions. Cette course n’ajoutera jamais une minute à notre vie matérielle tant chérie; au contraire, elle apporte la maladie. Et cette course n’ajoutera pas à notre trésor d’esprit; au contraire, elle sera toujours un voile épais sur ce trésor devenu introuvable. Arrêtons un peu. Regardons sous le voile. Qu’y a-t-il dans notre trésor? Qu’avons-nous en banque et que nous ne pouvions voir, faussement sécurisés par l’efficience de nos 200 km/hr?
"Là où est ton coeur, là aussi sera ton trésor", enseignait Jésus de Nazareth.

Véronica et moi échangeons des pièces de monnaie. Elle me montre une photo de sa mère, qui était une jolie jeune femme comme Véronica. Elle me donne une petite plaquette supposée servir à protéger des rayons ultra-violets quand on la porte.

"La Macédoine est un pays, Monsieur."

Le voyage de la Grèce à la Yougoslavie en crise aura donc été, malgré mes appréhensions, exempt d’incidents. Un petit imprévu m’a cependant causé un embarras majeur quand le train est passé de la Grèce à la Macédoine. C'est une ancienne province de la Yougoslavie indépendante depuis 1994, sauf erreur. Incroyable mais vrai, j’avais oublié de prévoir un visa!  Quand le train s’est arrêté au poste frontière, le douanier, feuilletant mon passeport, me rappelle mon étourderie sur un ton évoquant le potentiel d’incident diplomatique. Véronica elle-même était surprise de mon oubli.

Le douanier fit donc:

"This is a country, you know? You need a visa. Do you have the money?"

Il n’était pas en colère ou menaçant, mais plutôt partagé entre vexation et mépris. Fort heureusement, I had the money; j’ai toujours une centaine de ces billets "passe-partout" avec moi. Dans les pays balkans, le mark allemand est aussi utile cependant. J’ai donc obtenu le visa sur place (une exception parce que je suis Canadien, selon Véro).

J’ai pu ainsi, à ma grande joie, traverser les 250 kilomètres du territoire macédonien.

Une autre bonne: à un contrôle précédent, une heure plus tôt, le train était arrêté depuis presque une heure quand soudain Véro entend quelqu’un crier son nom à l’extérieur. C’était le douanier: il attendait que nous, juste nous deux, allions récupérer nos passeports. Ça veut donc dire que pendant que moi et Véro étions à refaire la théologie et à causer synchronicité le départ du train était retardé à cause de nous! On n’en revenait pas.

En effet, aussitôt nos passeports en main et à peine rassis à nos places, le train a repris la route. En plus, nous étions dans l’avant-dernier wagon, de sorte que tout le monde nous a vu passer. Peu de sourires, avons-nous cru remarquer.
Embarassing, dear...



Cinq heures après le départ de Thessalonique, Véro n’était plus qu’à 260 km de sa destination, Nis, à la frontière du Kosovo et de la Serbie. Moi j’en avais pour la nuit vers Belgrade (à 9 heures au nord). Le trajet m’aura pris 14 heures à cause de la lenteur du train et de ses arrêts fréquents. Peu m’importait après tout... À ce stade-ci du voyage, plus que jamais, je surfais sur la vague.

La nuit était tombée, il devait être autour de 22h et j’étais fatigué. Véro aurait continué à discuter encore longtemps. On s’est embrassés, je suis retourné au wagon-lit. Je me souviens lui avoir dit de ne pas douter qu’à partir de ce jour, nous faisions partie chacun de la vie de l’autre. Un cerveau planétaire un peu plus conscient.

J’ai bien dormi, à part les trois autres contrôles nocturnes pendant que le train continuait de rouler. Mais j’avais prévu le coup: mon passeport était sous mon oreiller, tout près du jack-knife; c’est à peine si je me souviens l’avoir tendu au contrôleur (je parle du passeport, pas du jack-knife).

Demain matin, ce sera Belgrade.
Où les troubles grondent.


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