CHAPITRE 18

LE BERCEAU DE LA CIVILISATION


Grèce

"Le vrai voyage de découverte consiste non pas à voir de nouveaux paysages, mais à acquérir de nouveaux yeux." 
(Marcel Proust)


Oui, encore cette fois j'étais le dernier à monter dans l'avion. J'ai d'ailleurs failli manquer ce jet à destination d'Athènes. La veille, au Caire, j'ai eu des malaises, un peu comme ma tourista de Bamako mais avec des symptômes plus légers cette fois. J'ai utilisé, pour une seconde fois seulement en cinq mois le fameux antibiotique Cipro. Parce que l'avion est un mauvais endroit pour avoir ce genre de malaise!


Certaines photos se passent de commentaires. J'ai capté ça à un arrêt d'autobus.

Après ce saut d'une heure trente au-dessus de la Méditerranée, l'arrivée à Athènes et la sortie de l'aéroport s'avère une très agréable bouffée de fraîcheur. Même si Athènes ne jouit pas de l'air le plus pur. Le temps est tout simplement splendide. L'air offre tout à la fois une douceur et une vive fraîcheur. La brise est bonne, ça sent la mer. Je revis.

Le guichet automatique de l'aérogare me crache sans rouspéter les 75 000 drachmes (360$) que ma carte Visa lui réclame. Hourra! Je sens que je vais aimer la patrie des Platon et autres Archimède, et cela malgré les deux jeunes touristes américains abrutis de service, dans le bus qui nous mène au centre-ville.  


Hostelling International, Square Omonia

À l'auberge de jeunesse située non loin du fameux Omonia Square, ça bouge. On y est bien reçu mais la tranquillité n'y est pas toujours assurée, cela va de soi.

Steven, Kathy et la théorie sécessionniste


Un atout indéniable des auberges de jeunesse est qu'il est si facile d'y faire toutes sortes de rencontres.

Je fais connaissance avec Steven, un américain de 22 ans qui fait un court séjour en Grèce et en Turquie avec sa soeur Kathy, 24 ans, pour souligner sa graduation.  Nous décidons d'aller souper au port.

Monstrueux, le port de Athènes. Nous cherchons un resto, Kathy ne veut surtout pas de McDonald's!



Or les restos semblent rares et chers. Ironie du sort, nous devons nous rabattre sur le restaurant Hambo, fidèle imitation de McDonald's mais 50% plus cher!  Mes deux amis se moquent du commis qui leur explique qu'il y a du Fanta with gas et without gas (mauvaise traduction de "gazéifié ou non"). Ils m'embarrassent.

Kathy est journaliste pour un quotidien de Los Angeles, Steven vit à Cleveland.  Comme moi, elle préfère écrire des dossiers plutôt que faire l'actualité générale. Tout en marchant, Steven aborde le sujet de "la sécession du Québec". Je lui réponds en riant que nous devrons d'abord nous asseoir quelque part, car c'est une longue histoire!

 (Début parenthèse "souveraineté")

Après l'escroquerie du Hambo et une fois installés à table, je lui résume donc la question de la souveraineté du Québec selon mon point de vue. Je leur souligne que c'est toujours un débat difficile, comme en témoigne le résultat du référendum de 1995 qui a déchiré la population du Québec en deux clans égaux (30 000 voix seulement dans le clan des contre).

Je précise que pour les souverainistes, ce résultat de 1995 est une solide victoire morale et politique. Il place le gouvernement fédéral dans une position très délicate, pratiquement forcé à revoir sa manière de négocier. J'ajoute que je préférerais un Canada uni qui accorde plus de pouvoirs aux "provinces" (qui sont en réalité des états). Car le Canada n'a jamais été uni, contrairement à la croyance populaire alimentée par la propagande fédérale.

J'aimerais que le Canada soit une confédération qui marche, un peu à l'image de la Suisse. Mais si ça s'avère impossible (ça reste encore à voir), le Québec finira peut-être par choisir la souveraineté. Rappelons qu'il y a aussi des mouvements souverainistes ailleurs au Canada. Dans les 12 gouvernements de ce pays, il y en a UN de trop: le gouvernement fédéral.

Je termine en disant qu'il sera extrêmement intéressant de surveiller l'influence du vote des jeunes, "la prochaine fois ". Ces jeunes de 15 à 18 ans, qui n'avaient pas droit de vote en 1995, sont fortement souverainistes. Ça pourrait être un vote massif lors d'un éventuel troisième référendum.

Je leur fais remarquer que des Étasuniens ont eux-mêmes pris un penchant souverainiste au fil des ans, et ces états ne sont pas les moindres: la Californie, le Texas, par exemple.

 (Fin parenthèse "souveraineté")

Nous parlons bien sûr de l'Afrique. Je leur apprends quelques mots de bamana.

Steven veut joindre la Air Force. Il semble un peu timide. Il marche bien droit, c'est un jeune homme de toute évidence bien élevé; il semble coincé, voire soumis. Il fera bonne figure dans l'armée.   Au retour, nous nous séparons. Le Pirée (le port de Athènes) est beaucoup moins accueillant le soir que le jour, voire lugubre. On ne s'y sent pas en sécurité.

Je prends le train qui traverse la ville. Il est bondé d'adolescents trimballant leurs énormes ghetto blasters qui crachent la musique des plutôt pesants Iron Maiden. Dans un coin, un jeune couple aux prises avec un autre mélodrame amoureux.  Ces ados sont les mêmes ici que chez nous, me dis-je, et les mêmes que ceux du Mali, sauf que ces derniers sont plus calmes et respectueux d'autrui, des aînés surtout. Quant aux nôtres, au Québec, ils se suicident plus souvent qu'à leur tour. Les experts se penchent sur la question!

"L'homme est capable de transcender l'impulsion des fonctions naturelles. Il peut décider de vivre sur le plan élevé de l'art intelligent, et même sur celui de la joie céleste et de l'extase spirituelle.
Les animaux ne s'informent jamais des buts de la vie, c'est pourquoi ils ne se font jamais de soucis et ne se suicident pas."
(Livre d'Urantia, p. 1773)

Athènes n'est pas très belle, à vrai dire. Ses charmes (car elle en a et surtout elle en a déjà eu) sont étouffés par le béton, les boutiques, les pubs de mauvais goût.  L'Acropole trône, imperturbable, au-dessus de ce capharnaüm. Heureusement car autrement la cité n'offrirait que peu de témoignage de son passé de capitale culturelle, voire de berceau de la civilisation moderne, de mère porteuse de plusieurs des plus grands penseurs que la Terre ait portés.


Athènes, square Omonia

Comme partout en Europe, les boîtes (discothèques) ne s'animent que très tard. Pour un voyageur qui doit se coucher tôt, ça ne va pas! Cependant, je remarque de nombreux bars sympathiques sur la petite rue Lempessi, près de l'Acropole. Je reviens à l'auberge. Au square Omonia, considéré nombril de la ville, tout est bloqué. Une horde de jeunes (mâles, il va sans dire) dont plusieurs torse nu et bière à la main, célèbre la victoire de l'équipe nationale de basket-ball, avec force bruyante pyrotechnique amateur.

Les hommes grecs me semblent être plus masculins que les femmes ne peuvent être féminines. Chez les jeunes, on voit déjà émerger, irrésistible, le charme méditerranéen. Clairement, si en Afrique ce sont les femmes qui sont belles, ici ce sont les mâles.


Tiens, ce soir, en rentrant, rue Konstandinou, le même vieil homme attend toujours ses clients au guichet du cinéma porno. À première vue, la scène est triste mais, après tout, l'homme ne fait-il pas son travail de son mieux? N'est-il pas fidèle au poste? Qui pourra juger quoi que ce soit à propos du monsieur au guichet du cinéma porno, ou même des belles aux poses lascives sur les affiches?

Jeff et Marco: "The more you let go, the more it comes to you."

À l'auberge, je rencontre aussi deux Canadiens de 20 ans, étudiants à Ottawa. Jeff est très réservé mais Marco l'est beaucoup moins. Ce dernier a le sarcasme facile devant le spectacle de la vie.  Attablés tous les trois devant un petit déjeuner américain,  nous parlons de l'Afrique, de "L'alchimiste" (livre de Paulo Coelho), ce qui inspire à Marco-le-sarcastique le commentaire suivant:


- Ouais! c'est la mode d'aller vers le sud pour faire de la recherche intérieure!

Je lui recommande de ne pas sous-estimer le pouvoir de changement du choc culturel, surtout pour des occidentaux.  De façon improvisée, je commence un discours que mes deux amis décident d'écouter attentivement.  Je leur rappelle que quelque temps après mon arrivée en Afrique, j'ai réalisé que je n'y étais pas allé pour les raisons que j'escomptais au départ. Oui, la recherche intérieure, et mon plus grand apprentissage émanant de cette recherche se dit mieux en anglais: "The more you let go, the more it comes to you"   (plus tu lâches prise, plus les choses viennent à toi).

Je leur explique:  "ce qui vient à moi", appelons-le "l'Âme du monde" et ses pouvoirs (comme dans L'Alchimiste) si on ne veut pas l'appeler Dieu. Dans le fond, quelle importance? Pour moi, cette notion de lâcher prise est concomitante avec celle de la foi à son sens large.

Jeff et Marco, pour un court voyage de trois semaines, portent de lourds sacs à dos. Le temps fou qu'il leur a fallu pour tout mettre en ordre le jour du départ! On est insécure, on veut tout contrôler. En lâchant prise et en ayant un peu plus confiance (et ici se trouve mon lien avec la foi religieuse, la transcendance), on reçoit ce dont on a besoin, mais attention: on ne le reçoit pas nécessairement quand on pense en avoir besoin mais quand on en a réellement besoin et si on est convaincu que cette chose est à notre portée. À ce sujet, "l'évangile de Matthieu, chapitre 9 est un grand classique.

"Il vous sera donné selon votre foi", voilà un bel exemple d'un principe chrétien qui a fait la fortune de certains psys auteurs, par exemple Le pouvoir de votre subconscient et Le miracle de votre esprit du Dr Joseph Murphy, étirent pendant au moins 500 pages cette loi de l'univers que Jésus de Nazareth a enseigné aux hommes de son temps, et que Murphy a repris à sa façon dans ses ouvrages. Apparemment Jésus connaissait "le pouvoir du subconscient".


Les deux best-sellers de Joseph Murphy.

En lisant ces livres de Murphy j'ai réalisé qu'ils sont fondés sur la parole suivante de Jésus qu'on trouve dans deux évangiles (Marc, chap. 11 et Matthieu, chap. 21), mais je ne me souviens plus s'il le mentionne:

"Je vous le dis en vérité, si quelqu'un dit à cette montagne: Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s'il ne doute point en son coeur, mais croit que ce qu'il dit arrive, il le verra s'accomplir. C'est pourquoi je vous dis: Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez reçu, et vous le verrez s'accomplir."
Remarquez l'usage de trois temps (présent, passé, futur) dans la même phrase. Je crois que ce n'est pas anodin.

La théorie de Murphy, fort plausible, se résume ainsi: le subconscient (l'âme, l'âme du monde, l'esprit humain divin) est un jardin fertile, nous sommes les jardiniers et nos pensées sont les graines que nous y semons. Ainsi en ira-t-il de la récolte.

J'avais eu le même entretien avec un autre jeune Anglais de 19 ans, au Caire. Comme les autres, il était sympathique mais timide. J'en suis venu à me demander si je les attirais, si "on" me les envoyait! Cette perspective me plaisait. Je pense à Arnaud à Bobodioulasso, Alain puis le jeune Anglais au Caire, Steven puis Jeff à Athènes, Mohamed à Sharm El Sheik, Olivier puis Martin (deux Québécois) à Budapest, Rich à Vienne, une fille aussi, Claire, une Australienne, pour ne nommer que les plus significatifs.

Dans chacun de ces cas, ils avaient écouté avec intérêt ce que j'avais à leur partager. Je crois comprendre que la confiance (en soi-même, en autrui, en Dieu, en l'Âme du monde et la foi en général) est un thème qui touche profondément les jeunes, surtout les timides, les personnalités en plein processus d'éclosion.  Le jeune Anglais et sa copine, rencontrés au Caire, avaient acheté un billet "tour du monde " comprenant six escales (Europe, Afrique, Australie, Amérique, retour en Angleterre).

Ils voyageaient ensemble, mais il avait son rêve, elle avait le sien. Sûrement que l'Univers conspirait à les aider à l'atteindre.

Les mendiants, les taxis

Un changement d'attitude qui est survenu chez moi au Mali et qui a continué jusqu'ici: une plus grande facilité à donner aux mendiants. Certaines raisons expliquent cela, dont une plus grande conscience de la misère d'autrui et du fait qu'elle est bien réelle.  Une autre chose qui m'échappait à Montréal: mon petit don peut faire une grande différence pour l'autre même si pour moi ça ne change rien. Mais je ne continuerai de donner que si je suis à l'aise de le faire, c'est-à-dire si cela se fait sans harcèlement d'une part, ni complaisance de l'autre.

Il y avait grève aujourd'hui dans le transport en commun. Je m'en suis rendu compte après avoir passé vingt minutes sur le même coin avec d'autres gens qui commençaient à s'énerver.  Pour les taxis, c'est la manne. Au Caire, ils s'arrêtent l'un à la file de l'autre devant le premier quidam. On les hèle avec grands efforts, ils ralentissent mais n'arrêtent que si la destination qu'on leur crie fait leur affaire.

J'ai perdu patience à ce jeu et au quinzième taxi ralentissant près de moi j'ai lancé: Australia please! Ma chance a tourné au numéro seize. Je pourrais marcher mais la fatigue me coupe les jambes. J'en suis rendu à prendre l'ascenseur pour deux étages et pas seulement pour les descendre! Souvenez-vous qu'à Bruxelles il y a trois semaines j'étais dans un épuisement sans précédent. Je crois qu'à ce stade du voyage je suis sur les "batteries de secours".

Les discussions dans les auberges de jeunesse, du moins celles en groupe, sont souvent sans intérêt, malgré quelques exceptions que je raconte dans ce récit.  À deux, face-à-face, il est en effet moins évident de fanfaronner et de se cacher derrière des futilités.

Par futilités j'entends, entre autres, les classiques des auberges de jeunesse:
"As-tu vu ceci? Es-tu allé, toi? Moi je veux voir ceci, il paraît que c'est super beau.
Cette course aux sites et aux paysages (pour dire qu'on les a vus, pour cocher la liste) me lasse et m'irrite.

C'est dans cette optique que la pensée de Proust, au début de ce chapitre, m'a tant frappée par sa justesse.

C'est pourquoi j'évite de raconter en long mes voyages aux gens que je rencontre; je tente de donner un sens à ces récits en me plaçant au centre de l'expérience, un individu en situation d'apprentissage, de vulnérabilité, même.

Mon amie Sonia, dans une lettre qu'elle m'envoyait à Bamako, me le rappelait en parlant ainsi: Dans ta lettre, je voulais savoir non seulement ce que tu as vu ou qui tu as rencontré, mais qu'est-ce que cela a provoqué chez toi, un changement peut-être? C'est ce que j'essaie de faire avec le présent récit.

"Quand t'as fait ton trip en sept quarante sept,
quand t'as fait le plein de belles choses à voir,
t'es bien content de rentrer chez toi.
Que c'est donc bon de se sentir chez soi."

(Daniel Lavoie, "Boule qui roule")

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