CHAPITRE 5
CROISIÈRE SUR LE FLEUVE DES FLEUVES
Le long fleuve tranquille
Vidéo 1m45. Le compteur sépare les SEGMENTS.
Des coquilles peuvent subsister dans cette version internet, et certains liens peuvent briser.
Fin mars, j’étais décidé à explorer le fleuve. Son nom provient de l’expression berbère gher-n-igheren : Niger, le fleuve
des fleuves. Les Maliens en sont fiers et largement tributaires pour leur subsistance. Son immense
boucle naît dans le massif du Fouta Diallo, en Guinée et va se jeter
4000 kilomètres plus loin dans l’Atlantique, au Nigéria. Les 30 000
kilomètres carrés de son delta intérieur, où rien n’est tout à fait
la terre et rien vraiment de l’eau.
Et avec l’histoire millénaire qu’il
charrie, le Niger (Youtube) a de quoi justifier les
superlatifs qu’on lui a prêtés.
Le fleuve-roi
a donné au Mali, depuis les grands royaumes soudanais, une source de vie sans prix entre la savane et le Sahara. Par-dessous tout, il est un axe privilégié de
pénétration, de commerce et de communication dans ce pays, devenu l’un
des plus pauvres du monde.
Le Niger est aussi un long fleuve
tranquille d’une très faible dénivellation qui a attiré nombre
d’aventuriers et de touristes, une fois passés les grands
explorateurs des 18e et 19e siècles : Laing, Barth et Caillié,
surtout, qui a " découvert " la mystérieuse Tombouctou,
porte du désert. Son cours reporté sur des cartes, le Niger a
aussi été un facteur déterminant de la pénétration coloniale de la
fin du 19e siècle.
Aujourd’hui, le Niger est revenu à ses fonctions pacifiques. La
fébrilité du port de Mopti nous rassure sur sa vitalité : il est toujours l’artère vitale de l’économie du Mali avec
le poisson, les engins de pêche, les céréales. On y vient couramment
du Burkina-Faso et de la Côte d’Ivoire.
Le fameux navire "Tombouctou" et mes deux piroguiers.
La navigation y est toujours active, et les gros navires confortables de la Compagnie malienne de Navigation assurent, en
période de crue de juillet à décembre, les liaisons jusqu'à
Gao, l’autre porte du Sahara. En décrue, ces géants
tombent en cale sèche, les pinasses ont alors la voie
libre. Mais attention : tout devient hasardeux ! En avril,
par exemple, quand le Niger est à son plus bas niveau, il faut compter sept jours pour vaincre les 400 kilomètres séparant Mopti de
Tombouctou. Il faudra parfois pousser la pinasse et la
délester pour la libérer des sables où elle s’enlise. Pour aventuriers
authentiques seulement,
Les autres emprunteront le sentier (neuf heures) ou les
vieux avions russes toujours en opération à Sévaré, la voisine de
Mopti. Ça prend 50 minutes ! Avant d’embarquer sur
une pinasse pour quelques jours, il faut négocier le coût et les
services. C’est l’Afrique : tout se négocie, c’est même
la règle! Les structures touristiques sont encore de type
informel : le voyageur peut choisir sur place son piroguier et
négocier avec lui.
La proposition de Adama Kassé est raisonnable et on part avec deux piroguiers.
La calme aventure folle
Ce fleuve calme est d’un émeraude translucide.
C’est avril : le soleil est implacable, il fait 40 celcius mais aussi un vent modéré. Nos deux jeunes piroguiers, Mohamed et
Amouen, qui font la cuisine à même la pirogue, ajustent le toit de
paille, embarquent les vivres, riz, nouilles, eau potable, thé. Nous
trouverons le poisson chez les pêcheurs du fleuve. Ils mouillent les longs bâtons qui nous pousseront tranquillement. Le
voyage sera même reposant, inch Allah !
Amouen, découpé au
ciseau, chantonne dans la langue de 15 millions
d’Africains, le bamana. Mopti mérite bien son titre de Venise du
Mali.
Nous empruntons d’abord le fleuve Bani, qui baigne Mopti, là où
il se jette dans le Niger, dont il est le seul affluent sur
sa rive droite. Ceux du côté ouest ont disparu sous
l’avancée du désert. Premier arrêt, un petit zoo sans nom
où nous sommes reçus selon la tradition malienne par Alhousseyni
Toure. Quelques crocodiles et tortues enlevés au fleuve, un grand
singe. Il nous donne sa carte. Il espère des fonds du secteur privé
car le gouvernement a d’autres bêtes à fouetter. Mais Toure se
débrouille déjà bien : pour faire une simple photo, il faut payer.
Pas de bruit de moteur; les rivages sont déserts: l’eau
est tellement basse (jusqu'à 7 mètres de moins que lors des crues)
que les villages sont hors de vue. Il y a sur la rive quelques
femmes affairées au lavage et dont certaines, nues et souriantes,
qui nous saluent en français.
Mais aucun indice que nous voguons en fait sur la colonne
vertébrale d’un pays de 10 millions d’habitants.
On voit à quel point le fleuve est bas en saison sèche.
Cette aventure permet un contact approfondi avec le
vrai pays . Les rives qui défilent livrent les
visages d’une vie quotidienne qui reste non troublée par le passage
du bateau. C’est surtout le Mali d’hier qu’on découvre ainsi :
villages en roseaux et cités fortifiées, grandes mosquées de banco,
escales de pirogues marchandes.
Dans le delta central, très large
secteur inondable, les marchés locaux sont rapprochés dans un réseau géographique mis en place au cours de la période coloniale
et dont les mailles ne mesurent pas plus de 15 kilomètres.
On se plaît à imaginer les mêmes pinasses il y a
plusieurs siècles, chargées de marchandises fabuleuses destinées au
carrefour commercial de Tombouctou mais souvent transigées, comme
aujourd’hui, dans les villages riverains, fondés et encore habités
par les autochtones Bozo, Peul, Songhaï, Marka.
Nous avons reçu un bel accueil au village Bozo.
Seuls indices que nous sommes au vingtième siècle, nos vêtements et baladeurs, ainsi qu’une antenne de télécommunication par delà la rive dénudée. Pourquoi s’en formaliser ? Sur la très officielle carte d’identité nationale de Mohamed on lit pour toute date de
naissance : vers 1976. C’est un peu ça aussi l’Afrique.
C’est l’heure du dîner. Riz, poisson, et l’incontournable rituel
national du thé: il revient au plus jeune de préparer la délicieuse
infusion en trois étapes : la première, plus corsée, se veut amère
comme la mort et la dernière, douce comme l’amour (à cause du sucre; le diabète fait des ravages ici).
Une nuit animée au village
Il est 17h, nous arrêterons cette nuit au village de Sare-Seyni.
Amarrer la pirogue, délester l’équipement, marcher jusqu’au village,
à 800 mètres (décidément, le fleuve a soif !), salutations
et politesses d’usage, les gens sont heureux de nous voir. Le même
accueil chaleureux dans ce village calme, sans électricité ni eau
courante. Nous partageons le repas de poisson.
Des enfants
avec leurs petits seaux patientent pour la
charité. Il recueilleront les restes. Une forme spontanée d’assistance sociale. Par ici, personne ne sera jamais
assez pauvre pour laisser autrui mourir de faim.
Mohamed acceptera l’offre "traditionnelle" de passer
quelques bons moments avec " la fille " du village, moyennant
quelques milliers de FCFA.
Plus tard, nous dormirons sous un ciel sans lune ni nuages, à la
belle étoile. D’innombrables étoiles.
Au matin, une vingtaine de villageois honorés nous raccompagnent
à la berge. Échange de cadeaux, noix pour nous, comprimés
d’ibuprophène pour l’arthrite d'Aminata. Nous nous souviendrons aussi du grand village de
Gnomi, pourtant sorti de nulle part, pour son énorme mosquée extrêmement symétrique et parce que c’est la première fois
que nous mangeons un poulet attrapé par nous-mêmes, à la demande de
la villageoise elle-même.
Quelques grandes oies aux ailes bleues et ces oiseaux
pêcheurs que les Songhaï appellent chancharous (mouettes du Niger),
en immense attroupement qui s’enfuit d’un vol divinement
synchronisé.
On jurerait un seul organisme dansant un ballet syncopé,
ondulant selon les caprices du vent. Au loin dans la tranquillité,
deux tornades blanches, spectacle commun par ici, complètent le
tableau surréaliste.
Revoilà Mopti, la playa.
Tiens, c’est jour de baignade.
(Adaptation
d’un reportage de l’auteur pour le journal La Presse)
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