CHAPITRE 2

LA "BROSSARD DE MOPTI"

"La solitude est le moyen de la destinée pour amener l'homme à lui-même."


Ce chapitre et le chapitre 4 sont plus longs que les autres. Des coquilles peuvent subsister dans cette version internet et des liens peuvent être brisés.


Les touaregs.

La minuscule ville de Sévaré où je m'installerai est à 300 kilomètres au nord de Bamako et 200 km de Tombouctou (chapitre 6). Aux portes du Sahara. Environ 11 heures de route à cause des imprévus. Songez aux moutons attachés dans une poche de jute, la tête sortie, alignés sur le toit des autocars qui sillonnent le pays.

Il y a 300 km de Bamako à Sévaré (Mopti). Une panne en cours de trajet. La route est en bon état.

Sévaré est distante de "seulement" 200 kilomètres de la légendaire Tombouctou,  plus au nord (voir le chapitre 6). Dans cet espace sec, vide et silencieux, on entre dans le vaste territoire des Touaregs, les "hommes bleus", guerriers nomades du désert.  C’est Samuel qui conduit la voiture, une vieille Renault Alliance. Nous avons quitté Bamako très tôt ce matin, espérant arriver avant le soir. Avec nous, il y a Annick : elle travaillera à Mopti, à 15 kilomètres de Sévaré. Mopti, deuxième ville en importance du Mali, est très peuplée, plus bruyante et sale que Sévaré. Annick y travaillera auprès des jeunes de la rue. Je ne pense pas que j’aimerais être à sa place.

Notre voyage est plutôt monotone, sauf pour une crevaison et le démarreur qui nous laisse tomber.
Je remarque qu’à tous les 75 kilomètres la végétation devient plus maigre. Nous ne parlons pas beaucoup, nous avons tous les trois beaucoup trop à réfléchir. Nous regardons défiler les kilomètres, les gros baobabs dénudés, les énormes termitières.

À Sévaré, le désert a presque gagné la bataille. Seuls le fleuve Niger et la savane arborée continuent de le narguer.  Sévaré est beaucoup moins développée que je l'imaginais. Les soirées seront longues, je le crains. Nous nous rendons immédiatement à mon lieu de travail (au PNUD), une grande cour comprenant deux ateliers de mécanique et deux roulottes climatisées faisant office de bureaux. Je m’étais vu en train de travailler dans de "vrais" bureaux, comme ceux de Roselyne et Samuel à Bamako.
Quelle déception dès mon arrivée! 

C’est ici que se rejoignent les "goudrons" reliant Sévaré, Mopti, Gao et Bamako. À ce carrefour, il y a une station service Elf et surtout ce magasin général tenu par un Libanais. Ce dernier deviendra bientôt mon pote, tout comme Toumani, le proprio de cet excellent restaurant "artisanal" sénégalais où je prendrai un ou deux repas par jour. De bons mets de riz, poulet, poisson, pour deux à quelques dollars.

Ce restaurant très sympathique sera notre quartier général, à moi et Pasteur, ressortissant Rwandais déménagé au Mali avec femme et enfants qui deviendra mon confident et meilleur ami pour les trois prochains mois. Je parle plus de lui au quatrième chapitre.  Outre les deux goudrons, les autres chemins de la ville sont tous en terre, et souvent très larges, parfois jusqu’à 50 mètres.

J’habiterai à la résidence de Mamadou N’djaye, le pharmacien au chômage. À côté de sa petite maison il y a trois chambres qu’il loue. Un seul robinet, dehors, pour sept personnes. Cette eau est potable puisqu'elle provient d’un puits. Pas de salle de bain, mais une bécosse dans une petite cabane juste à côté de ma chambre.
Le soir, on y rencontre des cafards énormes, d’une vigueur étonnante, grimpant sur les murs ou laissant leurs longues antennes sortir du trou de la bécosse.  
Le soir, on
évite la bécosse.


La famille de Mamadou le pharmacien, mon proprio.


Juste devant chez moi.



La porte bleue est ma chambre en ciment et toit de tôle; le four. On voit à droite le robinet communautaire.



Quand je prends possession de ma chambre, elle ne compte aucun meuble, un néon, une prise de courant, des murs en ciment et le toit en tôle. Le four, quoi. Pour m'endormir, quand les grandes chaleurs arrivent dès fin janvier, je dois me passer un linge humide sur le corps et me coucher immédiatement à côté du ventilateur. Une fois, cela m’a valu une sévère pharyngite, mais que faire d’autre?

Seul Mamadou parle français. Lui et Sali ont deux enfants, une adorable fillette de 18 mois et un garçon de 10 ans, Abdoul, qui deviendra un autre de mes potes durant mon séjour, lui et sa bande de sacripants, six ou sept autres jeunes de son âge.  À la troisième soirée suivant mon arrivée, Mamadou et Sali, tenant la petite dans ses bras, viennent à ma porte pour une visite officielle. Ils se sont endimanchés, moi je dois répondre à cet honneur vêtu d’un simple short, torse nu. Ils ne s’en formalisent pas, heureusement.

Abdoul ne connaît que quelques mots de français. Et moi quelques mots de sa langue, le bambara (bamanankan):

I ka kene?
(tu vas comment?)...  Toro si te (pas de mal)...

Souvent il vient me voir quand je suis assis au soleil à lire et siroter un tonic water. Abdoul s’approche de moi avec un grand sourire. Il aimerait bien entamer une conversation, et moi de même. Curieuse situation: il me déballe ses quelques mots et moi les miens. On se fait des gestes. On communique comme on peut.  Il touche mon bras ; peut-être qu'il ne rencontre pas si souvent des toubabous. Qu'est-ce qu'un toubabou? Les premiers colons Français au Mali comptaient souvent des médecins, les toubibs ; l’expression s’est depuis généralisée à tous les Blancs, les toubabous ou toubabs.

Je sors un ballon de basket-ball que j’ai ramené de Montréal. On le gonfle, je l’identifie à son nom. Le bonheur de la bande est total. Je ne les verrai plus pendant quelques jours. Abdoul et le reste des "sacripants" sont intrigués par le contenu de ma chambre.
Le matin, les week-ends, ils se tiennent près de ma porte pour jouer. J’aime les écouter s'amuser dans leur langue dont je ne saisis pas un mot, sauf quelques exceptions. Quand je me lève enfin, que j’ouvre ma fenêtre et ma porte, ils viennent à moi, me saluent.

Parfois Abdoul entre dans ma chambre et on "parle " de tout et de rien. La plupart du temps de rien. Je lui montre mes achats au marché, ça nous fait rigoler. Ça le fait bien rire, ces machins inutiles! Je lui explique comment fonctionne mon walkie-talkie. Je joue un peu d'harmonica et il essaie cet instrument pour la première fois. Quality time entre gars.

Ce sont des moments privilégiés où je découvre un petit garçon les yeux grand ouverts, intéressé à tout, fasciné par mon histoire, même s’il ne peut la comprendre que par bribes. Qu’importe! une complicité s’est vite installée. Abdoul a souvent mis un sourire sur mon visage, et j’ai tenté de faire de même pour lui.

La bonne bouffe, Aminata, Mamoun

À l’aube, en écoutant la musique, je prends le petit déjeuner qui ressemble souvent à ceci: une orange un peu sèche, une banane naine, des petits gâteaux achetés à la vieille au carrefour, des confitures, des biscuits, une pomme Granny Smith plissée, du beurre d’érable apporté par maman en février (grand luxe!), et parfois une  mini boîte de céréales All Bran et du lait en poudre préparé avec l’eau tiède du robinet extérieur. Un festin, quoi. Un petit déj  que le Malien moyen ne peut pas se procurer.

Le soir, des enfants plus pauvres se tiennent à la porte de la cour et disent "Allah Karibou": Dieu est à la porte (la charité). On leur donnera les restes du repas familial. Une tradition présente jusque dans les villages reculés que j’ai visités. C’est une sorte d’assistance sociale spontanée, une forme de solidarité.

Notre voisine, Aminata, une mère de famille rondelette et enjouée, tient une gargotte ("casse-croûte" artisanal) au coin de la rue.  Le soir, on peut y prendre un repas complet, comme ça, sur le bord de la route non éclairée où passent quelques voitures soulevant beaucoup de poussière. Spaghetti-poulet, ragoût, haricots aux oignons. Une seule fois, un gâteau au chocolat. Elle cuisine tout ça chez elle sur le feu et dans un four à bois rustique.



Le carrefour de Sévaré. C'est là que Reina, Richard et Yolande sont arrivés de Bamako à 11h le soir.
Voir plus loin.


Je suis devenu un ami de la famille. Je passe parfois vers 17h pour m’informer auprès d’Aminata ou d’une de ses filles du menu pour ce soir là. Nous en profitons pour discuter de nos pays respectifs, car Aminata, une professionnelle formée en relations publiques, parle couramment français. Ses filles, non.  Mamoun, surtout.  Quel numéro que cette Mamoun ! Une charmante jeune fille de 16 ans, plutôt bien vêtue et sertie de quelques bijoux.

Mamoun est très dégourdie. Elle m'a fait comprendre que je pouvais la demander en mariage.  En mars, quand Aminata s’est absentée pour un mois, Mamoun en a profité pour m’offrir en privé des repas, à fort prix bien sûr!  Dominante, Mamoun, elle pourrait aller loin! Parfois, elle passe chez moi pour me demander ce que je veux manger ce soir là. Elle en profite aussi, sur le pas de ma porte, pour examiner le contenu de ma chambre, surtout mon étagère. J’avais précédemment fait des cadeaux à elle, sa mère et sa famille, et ma mère avait fait de même lors de sa visite avec mon frère et ma belle-soeur. Elle était curieuse, semble-t-il, de savoir ce que je cachais dans ma caverne.

"Tu vas me donner ça!" Elle pointait du doigt mon étagère. Elle commençait à prendre de la place, et j’ai raconté mon malaise à Pasteur.  Celui-ci a réagi en rigolant : Maintenant, il faudra dire Mamoun la terroriste! Et on s’éclatait un bon coup aux dépens de la jeune femme qui, sans me terroriser, m’intimidait quand même un peu.

La bouffe d’Aminata et filles est très bonne, mais toutes les gargottes ne sont pas recommandables pour les toubabous. Le dah bleni (délicieux jus fait d’hibiscus, goût et couleur similaires au jus de canneberges) et le lait (pasteurisé de façon artisanale) sont gardés au frais dans une glacière. Bien sûr, je me gâte parfois avec un repas moins artisanal à l’hôtel Debo, précédé de martinis glacés.

L’installation est une chose exigeante. C’est l’Afrique, l’improvisation est reine. Je me fais faire un lit en bambou, une étagère en plywood , une chaise, une moustiquaire suspendue au-dessus du lit. La moustiquaire devait protéger des moustiques porteurs de la malaria, mais le temps est si sec qu'il n'y en a aucun;  j’enlève donc la moustiquaire peu de temps après mon arrivée.

Enfin, je m’attendais à disposer d’une moto fournie par mes supérieurs. Tel n’est pas le cas. Je vais donc à Mopti m’acheter un vélo. Pour aller à Mopti, on utilise le bâché, une antiquité de camionnette.

Pas évident de trouver un vélo en état par ici. Je l’ai revendu 125$ trois mois plus tard, à Bamako.

Un toubabou se baladant sur un tel vélo, verres fumés, Walkman et gros casque d'écoute, ça ne passe pas inaperçu à Sévaré. Ni à Mopti, ni même à Bamako. Après trois mois, les gens continuaient de me regarder avec un brin de curiosité. Surtout quand je passais devant la mosquée.


La route de Sévaré à Mopti (10 km). Cette route traverse une vaste zone inondable en saison des pluies.

Mopti, la grande, la presque déchue

Je suis allé quelques fois à Mopti (YOUTUBE). Quelques visites au grouillant marché de la place, quelques courses, de bonnes bouffes "occidentales" au restaurant Le Sigui ou au Relais Kanaga.


Mopti vue du ciel, à la rencontre du fleuve Niger et de la rivière Bani.

On a noté une recrudescence du tourisme au Mali depuis quelques années mais les structures touristiques sont encore primaires sinon inexistantes. Plusieurs guides gagnent leur croûte sur une base tout à fait non professionnelle! Il faut avouer que leur aide n’est pas superflue dans Mopti, ce labyrinthe qui est encore, malgré une certaine déchéance, une plaque tournante économique en Afrique de l’Ouest.

Le guide vient à moi dès mon arrivée. Il ne me lâchera plus. Il est à ma disposition pour la journée entière. À quel prix? C’est l’Afrique, tout se négocie et cela par-dessus tout. Il s’appelle Ibrahim Touré, dit Asko. Plusieurs gens par ici portent un surnom pour se démarquer des autres Touré et Traoré.


Le port de Mopti, près de Sévaré.

On fait le tour de la ville en taxi. Mopti est grouillante, un peu essoufflante. Et cette chaleur... Nous allons au fameux bar Bozo, niché sur le fleuve. Le Bozo et le Sigui seront les petites oasis où je viendrai me réfugier à l'occasion. J’offre la bière, le repas et une somme raisonnable à Ibrahim. Chacun est satisfait. Quelques jours plus tard, quand je reviendrai à Mopti, il sera là à m’attendre dès ma descente du bâché, prêt à m’offrir ses services pour la journée.

Le port de Mopti possède une riche histoire mais n’a aucun prestige pour en témoigner. Les odeurs, la saleté, la promiscuité. L’eau est très douteuse. Sur la rive se côtoient, pour la toilette quotidienne, les gens, les motobécanes, les moutons. Une pinasse (pirogue format géant, voir la photo plus haut) s’apprête à quitter pour Tombouctou, lourdement chargée et avec une cinquantaine de passagers. Le fleuve est à son plus bas, leur voyage prendra cinq jours au lieu de deux ou trois.

Avec de la chance, les passagers n'auront PAS à descendre dans l’eau pour pousser la pinasse. Mais ils ont la télé, branchée sur des batteries. Surréaliste, disais-je.

Laborieuse adaptation du toubabou

"Un tronc d’arbre ne deviendra pas un crocodile même s’il reste très longtemps dans l’eau."

"Quand tes doigts sont entre les dents de quelqu’un, évite de lui taper sur la tête." 


Ces deux savoureux proverbes bamana illustrent bien certains aspects de l’adaptation et du choc culturel.

L'adaptation est difficile quand on a grandi dans le confort. Je ne suis pas encore disposé à vivre dans les conditions d’hygiène locales. Si je dois devenir malade -et donc inutile- alors aussi bien rester chez moi. Car je vois des enfants se promener tout nus dans les déchets, dans les égouts ou avec les cochons.


J’ai visité Annick à quelques occasions à Mopti. Elle met le paquet, travaillant le soir auprès des jeunes de la rue. Elle se couche tard, elle boit l’eau locale. Elle prend des risques.

À Mopti il y a deux bars et une discothèque. Je parie que Ibrahim sera là à m’attendre. Je ne suis plus seulement son client, mais déjà son ami. Par ici, on devient vite ami.


À Sévaré, j'en aurai sué,
mais je sais quand même remercier.


   Aller au chapitre 3

   Aller aux chapitres