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Les temps modernes, encore!

Éric Messier

Avant-propos du livre "La gestion de l’intangible", Marc Cardinal.



Un matin, à l’usine de Electro Steel Corporation. Charlie est fidèle au poste. Il serre des boulons sur des plaquettes. Des plaquettes qui défilent devant lui sur la chaîne de montage. Son rôle est apparemment très important: à ses côtés, deux autres journaliers font une autre opération sur les mêmes plaquettes et cette opération ne peut pas être réussie si Charlie n’a pas bien serré ses boulons.

Qu’une distraction survienne, qu’une mouche surgisse à la face de Charlie qui laisse passer des plaquettes, et c’est la panique. Il doit quitter son poste précisément désigné et bousculer ses confrères –qui l’engueulent– pour aller serrer les boulons oubliés. De toute évidence, la chaîne n’a pas été conçue pour ces facéties humaines: elle continue de rouler, elle!

Comme si ça ne suffisait pas, le président de la compagnie contacte le contremaître –on voit sur un écran son visage amplifié et menaçant– et ordonne d’augmenter la cadence de la section 5. Celle de Charlie!

La folle chorégraphie reprend alors de plus belle. Les mêmes gestes répétés continuent même quand la chaîne est arrêtée. Le pauvre Charlie se met à halluciner et serrer les "boulons" qu’il voit au lieu du nez des gens, au lieu des boutons hexagonaux de la jupe de la secrétaire et jusque sur le buste d’une passante dans la rue. C’est la commotion!

Enfin, Charlie peut prendre une pause. Il poinçonne sa carte et se rend à la salle de bain pour griller tranquillement une cigarette. Il n’a pas vraiment le temps de profiter de ce répit, bien mérité d’ailleurs: le visage courroucé du grand patron apparaît soudain sur un autre de ces écrans qui lui assurent un contrôle partout dans l’usine. Jusqu’aux toilettes! «Retournez au boulot!», tonne le boss. Charlie, médusé, obéit docilement.

La cadence est encore augmentée. Cette fois, la danse se fait syncopée et débile. La machine est impitoyable pour Charlie qui, pourtant, ne demande pas mieux que de la satisfaire et faire sa tâche. Mais elle est trop grosse, puissante. Trop exigeante, sourde. Elle ne peut pas savoir.

Qui utilise qui?

L’ouvrier devait utiliser la machine mais le contraire semble se produire. Cela est bien illustré quand Charlie devient, littéralement, partie intégrante de la machine, entraîné dans les tout-puissants engrenages. La victoire de la machine.

Charlie est soigné à l’hôpital pour dépression nerveuse. Lorsque, guéri, le médecin lui donne son congé, ce dernier lui prodigue ses conseils: "Allez-y doucement; évitez les sources d’énervement". Sans blague! Dès sa sortie d’hôpital, Charlie se retrouve malgré lui mêlé à une manifestation syndicale. Arrêté, condamné, il est jeté en prison. Son crime? Il serait un leader communiste.

La suite raconte les mésaventures de Charlie continuant de lutter contre une machine d’une autre nature que l’usine mais qui lui ressemble néanmoins: énorme et impitoyable, inadaptée aux besoins, au potentiel et aux aspirations de ses composantes.

Ce mécanisme contre lequel Charlie livre la lutte la plus dure et amère mais dont l’histoire ne dit pas qui en sort gagnant, c’est la société des hommes. La dernière organisation et l’ultime mécanique.

Que faire de ce scénario visionnaire?


Ce scénario génial entre tous dans l’œuvre de Chaplin illustrait très bien, déjà en 1937, le tort qu’une machine aliénante peut causer à ses composantes humaines. Cette lutte de l’ouvrier contre la machine peut aussi être lue comme une allégorie sur l’inadaptation, celle de Charlie aux prises avec des règles sociales qu’il ne comprend pas malgré ses efforts (même maladroits).

Le lien apparaîtra clairement entre cette "histoire des temps modernes" et le propos du présent ouvrage. Car les malheurs de Charlie naissent de son incapacité à comprendre les rouages d’une organisation, mécanique ou sociale. Dans les deux cas, l’organisation dont il devrait contribuer au fonctionnement lui fait perdre ses moyens et sa bonne volonté; elle fait de lui un paria mésadapté et finalement inopérant. En bout de ligne, surtout, l’homme et la machine apparaissent tous deux perdants.

Le film Modern Times était visionnaire. Chaplin y est le témoin de ce qu’on percevait alors comme les temps modernes. Mais qu’entend-on au juste par "temps modernes"? Notre pensée rationnelle nous fait croire que c’est aujourd’hui. En réalité, ils ont toujours existé puisqu’ils sont relatifs à une époque donnée et surtout à la technologie de cette époque. Autant dans l’Antiquité, au Moyen Âge qu’aujourd’hui, des gens pourraient, en toute bonne foi, parler de leur époque en disant "les temps modernes".

Aussi, de nos jours, avec l’ère informatique et la réalité virtuelle, sommes-nous obnubilés par ces temps modernes. Il est vrai que nos technologies progressent à un rythme éffréné.

Questions urgentes

La révolution industrielle a 200 ans. Quand donc surviendra la prochaine? Cinquante, quarante ans? Beaucoup plus vite encore? Commençons par cerner la situation du 20e siècle. Où en sommes-nous? Nous voyons que la révolution industrielle est chose du passé. Nous en sommes au changement de modèle social par l’information.

L’information est devenue l’ultime produit et l’ordinateur, l’ultime machine. L’information voyage autour de la planète à la vitesse de la lumière, littéralement, comme le font certaines ondes qui s’échappent de la Terre en direction du cosmos.

Le réseau Internet offre l’accès à une banque de données tellement riche et complexe (et souvent futile) qu’on ne sait plus trop quoi en faire. L’ordinateur va-t-il perpétuer ce modèle de la machine impitoyable qui asservit son utilisateur plutôt que le servir, tout comme Charlie prisonnier des engrenages à l’usine? Les patrons comme celui de Charlie ont voulu adapter l’homme à leurs machines plutôt que faire l’inverse. L’histoire se répétera-t-elle?

Les deux questions auxquelles nous devons répondre en nos temps modernes si nous voulons éviter que ce conflit homme-machine sont les suivantes: qu’allons-nous faire de toute cette information, et à qui donnerons-nous le pouvoir de la manipuler? Il faut vite trouver ces réponses avant de devenir prisonniers impuissants des rouages de cette nouvelle machine.

Et si Charles Chaplin faisait son film aujourd’hui, au début du troisième millénaire, à propos de nos temps modernes?
De quoi se moquerait-il, puisque les paradigmes de la révolution industrielle qu’il dénonçait en 1937 ont tendance à disparaître? Il aurait plein les bras de satire en observant toutes les contradictions des organisations contemporaines. Dans ce livre, nous verrons que les organisations parlent d’adaptabilité et qu’en même temps elles renforcent les règles. Elles prêchent la créativité mais imposent aussi une rationalité toujours plus étroite; elles parlent de déréglementation tout en renforçant le contrôle.
 
Dans l’actuel contexte où il faut apprendre à gérer ces changements comme autant d’opportunités et à gérer l’intangible (le "facteur humain"), le défi consiste à unifier les sciences humaines et philosophiques pour les amener de la théorie à un niveau où on pourra les gérer, les mettre en application dans l’organisation. C’est le grand objectif de cet ouvrage, objectif qui s’articule de façon logique et progressive à travers ses huit parties.
    
Et qu’ils s’amènent, les temps modernes. Encore.


©Éric Messier 2024