L'ultime ironie du gai homophobe
©Éric Messier (RG magazine)
Deux hommes assis à une terrasse observent les gens qui déambulent
sur
le trottoir et laissent s’échapper des commentaires peu élogieux:
«As-tu vu la tapette bleachée?»...
«Regarde la grande folle fashion victim»...
«Tiens, encore le grand-papa
cuirette!»
Ce vocabulairee homophobe sort pourtant de la bouche
d’hommes gays. Très étonnant! Quel malaise se cache derrière ce
comportement paradoxal?
Chose certaine, l’homophobie n’est plus
seulement l’affaire des straights (hétérosexuels). On la voit aussi chez les gays eux-mêmes.
Les éfféminés stéréotypés n'ont pas vraiment la cote,
même chez les gays.
Nous avons lancé la question sur un forum de clavardage bien connu des
jeunes gays montréalais, pour avoir leur opinion sur le sujet.
Note: le
journaliste de RG s’est identifié, nous utilisons les nicknames (surnoms)
des personnes dont la plupart sont dans la jeune vingtaine.
Il y a d’abord
Angelus (20 ans) qui dénonce "les gays qui se prennent
pour des straights et qui critiquent les gays."
Puis
Bozfou observe avec ironie que "le
milieu gai n’est pas ouvert au monde différent"
(sic), qu’il "impose des normes à respecter au chapitre
du vêtement et de l’attitude."
Les animaux ont plein de trucs pour s'afficher comme prêts à s'accoupler.
Et les humains le font aussi...
Uktena (24 ans) touche un point crucial, comme nous le verrons plus loin, en
lançant: "Avant, je voulais tellement
me faire accepter par les hétéros. Je voulais leur montrer que les gays
n’étaient pas tous les folles et les matantes en cuir que je détestais
moi-même. Maintenant, les folles me font rire. Je crois que mon
comportement reflétait mon degré d’acceptation propre."
Ce sentiment semble répandu chez les jeunes adultes gays.
Player21 en rajoute en ces termes
très révélateurs:
"Quand je vois un gai habillé tout serré, j'hais
ça; c’est tellement laid. Il veut se donner une allure de
fille. Pourquoi il met des vêtements de femme quand y a de beaux pour hommes?
Je les évite, parfois je les moque en pleine face, parce
que ça nuit à ma réputation comme gai, étant donné que les straights ne
voient qu’eux. Pourquoi s’arranger en mascotte gaie?»
La prison
du personnage
Voici un portrait stéréotypé du gai urbain:
un type élancé, au "poignet cassé", mèches dans les cheveux, piercings, vêtements ridicules et accessoires voyants se voulant cools, se déhanchant d'une fesse à
l'autre, un sac de La Baie ou de Gap à la main et zozotant.
Oui, c'est cliché, et pourtant: pourquoi voit-on juste en concluant qu'il est gay?
Ajoutons un peu: dans sa collection de CD, on peut parier qu'il y aura du
Céline, du Back street boys, du Enrique Iglesias, du Britney Spears et
du techno.
On se doutera bien qu'il est allergique aux sports. Pour ses
vacances il choisira souvent une "destination gaie" où il sait qu’il pourra rencontrer et draguer d’autres gays.
Ce n'est pas son apparence, son choix musical, son zozotage, son choix
de destination voyage ou sa crainte des sports qui nous feront conclure
qu'il est gai (sans se tromper), c’est la réunion de ces facteurs. Si
les gays ont déjà été provoquants pour susciter des changements,
plusieurs sont devenus des natures mortes prévisibles et prisonniers de leurs personnages.
Finalement, retenons l’avis de
Psyduck26: "Il y a un malaise et une incompréhension chez les gays. La compétition et la jalousie sont fortes entre eux pour des enjeux comme la baise ou le vedettariat."
En effet il faut rappeler qu'un
hétéro peut "cibler" n’importe quelle fille mais que pour les gays ce n'est pas simple; il doit y
avoir un "affichage", un code, une sollicitation entendue. "Certains gays
s’arrangent
flashy pour augmenter leur visibilité, mais aussi parce
qu’en ville, ils peuvent se permettre cette fantaisie", conclut ainsi
Psyduck26.
Une
identité en mutation
Bien sûr, les hétéros étaient homophobes avant que des gays le
deviennent. On trouve donc chez les premiers une explication au comportement du second.
Comme la
misogynie de l’hétéro, l’homophobie du gai peut s’expliquer par
la non-satisfaction des aspirations et désirs: "Puisque je ne peux pas
les avoir, pense-t-il, je ne les désirerai plus et je vais les
détester." En termes psychologiques, c'est une haine résiduelle.
Selon le psychologue montréalais
Luc
Lachance, on observe ici un phénomène fort répandu
(revoyez l'avis de Uktena plus haut) appelé homophobie
introjectée ou intériorisée:
"Chez
l’hétéro, l’homophobie témoigne souvent de sa propre insécurité dans son
identité sexuelle. Il s’en prend à ces gays qui lui reflètent ce qu’il
refuse de voir en lui-même."
"Quant aux gays homophobes, par leur désir de plaire à la majorité
hétérosexuelle, ils ont intériorisé
inconsciemment les valeurs de cette majorité, reproduisant du fait même
ses comportements. C’est pourquoi certains gays détestent leurs
semblables."
La dénonciation et le boycott, par les gays eux-mêmes, de
la parade de la fierté gaie en est un exemple probant. Cette
intériorisation tend à montrer que les gays, même plus libres
qu’autrefois, ne sont pas encore affranchis du joug hétérosexuel.
L’auteur
Daniel Borillo le dit
clairement dans l’ouvrage
"L’homophobie" (collection Que sais-je?): "Les gays et les lesbiennes ne sont pas à
l’abri des sentiments homophobes. La haine de la société envers les
homosexuels peut se transformer en haine de soi. L’intériorisation de
cette violence, manifestée sous forme d’insultes, de propos méprisants
et de condamnations morales mène beaucoup d’homosexuels à lutter contre
leurs propres désirs. Culpabilité, anxiété, honte et dépression (en
résultent)". Il ajoute: "Plusieurs
homosexuels se livrent ainsi à une entreprise de rejet de leur propre
sexualité."
Je te
tolère, mais...
Par ce principe d’intériorisation ou d’emprunt, les gays homophobes
imitent les hétérosexuels à un autre chapitre.
"On dit que notre société accepte les gays,
observe M. Lachance, mais c’est faux: elle les tolère. Et elle
préfère encore que les gays ne soient pas trop voyants, qu’ils
n’expriment pas leur affection publiquement comme le font les
hétérosexuels. Ce comportement homophobe se répète chez les gays
eux-mêmes.
Plus la visibilité des gays augmente, plus les attitudes
homophobes sont fréquentes, et c’est vrai pour tous les groupes
minoritaires."
Le psychologue remarque aussi que si la femme s’est réapproprié sans
trop de problème des attributs masculins (comme le pantalon et les
cheveux en brosse), l’inverse reste plus dérangeant: voir des hommes
s’approprier des attributs féminins trouble l’imagerie hétérosexuelle
(tout comme celle des gays "masculins").
Les gays stéréotypés comme les cuirs et les drag queens sont
devenus des caricatures d’eux-mêmes,
des reliquats d’une époque révolue.
Mais ce qui manque à ces jeunes,
estime M. Lachance, c’est un recul sur l’histoire. "Les jeunes doivent
comprendre que ces personnes sont attachées à des images qui les ont
marqués. Ces jeunes risquent aussi à 50 ans de reproduire les images qui
les marquent aujourd’hui."
Outre le recul historique, les gays
manqueraient de compassion les uns envers les autres, comme Psyduck26 l'a fait remarquer plus tôt.
Le gay est moins choquant qu’il n’en a l’air, estime M. Lachance. "Si deux hommes s’embrassent
en public, ce n’est pas nécessairement pour choquer. Ils veulent
simplement se faire plaisir, comme un homme et une femme peuvent le
faire sans se faire condamner."
Les gays sont sortis d'une très longue période de noirceur et de négation, mais le malaise homophobe chez plusieurs d'entre eux rappelle que cette communauté n'a pas fini d'apprendre, "à l’interne", à jouir de cette nouvelle liberté.
La liberté est un apprentissage qui ne se fait jamais sans heurts.
Les gays sont encore sur la route de l’émancipation, tant
intérieure qu’extérieure.
Mais que feront-ils donc de toute cette liberté?
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©Éric Messier 2024 |
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