Alain Bouchard est le fondateur de RG. Psychologue de profession, pendant 28 ans, il a édité ce magazine jusqu’à une pré-retraire bien méritée en décembre 2008. Au moment de commencer la 29e année de publication de RG, avec un an de recul, nous l’avons invité à un survol de trois décennies d’implication dans la communauté gaie, de la parution du premier Guide gai du Québec sous sa direction en 1979 à aujourd’hui, trois décennies qui ont été marquantes et nous mèneront bientôt, on l’espère, à l’adoption d’une politique québécoise de lutte contre l’homophobie.
Alain Bouchard fait partie de cette courte liste de pionniers dont l’action a permis de transformer cette communauté virtuelle comme il la qualifie, en communauté bien réelle. Notre communauté existerait-elle aujourd’hui si quelques pionniers n’avaient pas créé des médias nous permettant de communiquer, d’exprimer des idées, de débattre des enjeux, de découvrir les lieux et organismes gais, en brisant ainsi le silence et l’isolement qui pesaient sur nous comme une chape de plomb. C’est notre personnalité du mois dans le cadre de cette chronique Vers nos 30 ans!
ne dépeint qu’un aspect d’une personne quand on l’associe à
un endroit où elle se divertit. La rue Crescent et ses bars ne défi-
Commençons par le début : s’il fallait définir la « communauté nissent pas ce que sont les hétérosexuels. On voit la diffi culté de
gaie » au Québec, comment ferait-on? définir une communauté qui n’est pas visuellement identifi able,
Les gais et les lesbiennes font déjà partie d’une société et contrairement à certaines communautés (les noirs, les Chinois,
d’une communauté culturelle, le Québec. Ils forment donc etc.) que les caractéristiques physiques ou géographiques ren
une sous-communauté qui est définie davantage par sa pré-dent plus « visibles ». Cela étant dit, le sens commun pratique
férence affective que par d’autres facteurs. En ce sens, c’est définit la communauté par les membres qui la composent : « Un
une communauté virtuelle. On ne peut l’identifier d’emblée gai appartient à la communauté gaie », même s’il ne sent pas
par des caractéristiques visibles et tout aussi déterminantes, par qu’il en fait partie ou s’il ne veut pas en faire partie! C’est un
exemple la géographie ou la couleur de la peau. Bien sûr, le peu paradoxal, non?
Village gai permet de cerner un peu plus la communauté gaie,
mais ce Village n’est pas « réservé » aux gais ou habité que par Quels souvenirs gardez-vous de la communauté gaie d’il y a 30
eux. En plus, il est limité dans l’espace, alors que les gais et les ans, à l’époque de la création de RG? Existait-elle ouvertement
lesbiennes sont partout. Le Village est un épiphénomène très ou seulement dans « l’underground »?
restreint, commercial, récréatif, qui ne peut représenter fidèle-La communauté gaie, telle qu’on entend ce concept au-
ment ce que peut être un membre de cette communauté. On jourd’hui, n’existait pas à l’époque. Elle a commencé à balbutier après la décriminalisation de l’homosexualité en 1969. J’étais encore « officiellement » hétéro à cette époque et j’étudiais en France. En 1972, une poignée de personnes ont fondé le Front de Libération Homosexuel (FLH), mais ce regroupement n’a pas survécu au harcèlement policier. Je n’ai pas eu la chance d’assister à ce merveilleux accouchement! (rires)
Au moment où j’ai débarqué à Montréal, en 1974, tout était très calme du côté gai. Aucun groupe ne militait pour nos droits depuis l’éradication du FLH. Puis, des descentes et des harcèlements répétés de la police ont rapidement mené à la création du Comité Homosexuel Anti-Répression. Il a organisé une manifestation au centre-ville et 200 à 300 personnes y ont participé. Même ce genre d’événement ponctuel ne permet pas de dire qu’il y avait alors une communauté. Les gens subissaient la discrimination et les injustices en silence, chacun dans son p’tit coin. Tous — sauf un groupuscule d’irréductibles — vivaient dans l’anonymat le plus total. On ne s’affichait pas et on s’affirmait encore moins.
En effet. On ne pouvait pas encore parler de communauté, « même underground ». Dans les années 70, on voyait déjà des lieux de rencontres anonymes, mais assez clairement connus pour que les homosexuels les fréquentent en bon nombre. On se rencontrait surtout dans certaines tavernes, comme le Peel Pub et le Lincoln. Il existait aussi quelques saunas que la police s’acharnait à harceler. Les WC étaient également assez populaires. Mais tout était vraiment discret. Rien à voir avec la vie d’aujourd’hui.
J’ai créé RG en 1981, alors que je demeurais à Montréal depuis 1974. Je me suis mis à militer presque immédiatement. Mais même à cette époque, il n’existait pas de « communauté » dans le sens entendu aujourd’hui. Il s’agissait de groupuscules qui luttaient sur la scène des droits et libertés, disons sur la scène politique au sens très large. L’accès à l’égalité des droits était un préalable à l’acceptation sociale. Au début, ces groupes ne comptaient qu’une dizaine de personnes, et ce nombre augmentait à mesure qu’on entendait parler d’homosexualité grâce à eux. Ces pionniers qui ont été ingratement oubliés sont pourtant à l’origine de toute la reconnaissance juridique et sociale dont on profite aujourd’hui au Québec. Comme on le voit avec le recul du temps, communauté équivalait alors à militantisme. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui; mais alors, pas du tout.
Pas vraiment. Si quelqu’un se retrouvait dans la m… ou ne s’acceptait pas, il n’avait qu’à « prendre son mal en patience ». D’ailleurs, le militantisme était même menaçant pour de nombreux homosexuels qui craignaient « d’être ou-tés », en quelque sorte, par l’activisme de ces personnes affirmatives. Un désolant paradoxe, non?
Oui, mais je vois une grande différence entre les deux époques : dans les faits, personne ne demandait d’aide auprès de ces groupes, ce n’était pas leur objectif premier, même s’ils contribuaient à aider bien du monde indirectement. C’était plutôt l’inverse et les groupes sollicitaient l’aide et l’appui des individus pour militer davantage. Aujourd’hui, on peut trouver plus d’aide auprès de certains groupes communautaires.
Il y a 35 ans et plus, c’était la jungle sur le plan des ressources, sauf peut-être pour ceux qui habitaient à Montréal et qui connaissaient les lieux de rencontre. Cela leur permettait de se construire une identité, un réseau d’amis, de soutien qui pouvaient compenser les ressources communautaires inexistantes. Je me souviens d’avoir fait, en 1975 ou 1976 et en tant que psychologue, une émission sur l’homosexualité à Radio-Canada avec le regretté Fernand Seguin. C’est après la diffusion de cette émission et de plusieurs autres par la suite que je me suis retrouvé avec une clientèle qui consultait majoritairement pour ses diffi cultés d’acceptation.
La création d’un premier centre communautaire, il y a une vingtaine d’années, n’a pas été déterminante dans l’acquisition de nouveaux droits pour les gais. La mission d’un centre communautaire est de répondre à des besoins ponctuels, pas de revendiquer ou faire avancer des causes, pas directement à tout le moins. Bien avant l’apparition de ce genre d’organisme – en fait depuis 1969 — tout était déjà en place sur le plan juridique pour nous permettre de revendiquer des droits et libertés. La Charte québécoise, depuis 1977, interdit que l’orientation sexuelle soit utilisée comme motif de discrimination. La Charte fédérale, beaucoup plus tard malheureusement, a inclus aussi l’orientation sexuelle. Mais ce n’est pas venu facilement : il a fallu que les gais et les lesbiennes luttent pour l’obtention de ces droits et pour la reconnaissance dont nous bénéfi cions aujourd’hui.
Si on parle concrètement d’avancées, il faudrait faire la liste (quand même impressionnante!) de tous les changements inscrits dans les lois depuis deux années charnières – 1969 et 1977 — jusqu’à l’obtention de l’union civile au Québec et du mariage gai au fédéral. Dans ces grandes étapes évolutives se sont insérées plusieurs autres modifications de lois qui ont contribué à humaniser les relations entre les gais et le reste de la société.
Bien honnêtement, les luttes intestines surviennent dans la plupart des groupes communautaires ou de revendications. Les gens sont rarement unanimes quand il s’agit de prendre des décisions ou d’agir. Ce que je retiens de positif, au-delà des « trips » de personnalité, c’est que tous ces gens ont su garder à l’esprit les objectifs qui les ont amenés à s’engager. Au risque de passer pour naïf, cela revient à dire que ces guéguerres n’ont probablement pas eu un impact déterminant sur la suite des événements. Peut-être même que l’impact fut positif, puisqu’à ma connaissance, les luttes menées activement ont abouti systématiquement à des changements dans les lois discriminatoires et à des changements palpables dans la société, chez les gens. Je fais donc le constat que les victoires ont suivi les unes après les autres. Même si certaines luttes furent difficiles, autant à l’intérieur de ces groupes que dans la société, le résultat final est probant, édifiant.
Le dernier droit égalitaire que nous avons enregistré est celui de pouvoir se marier si on le souhaite. Il ne restait officiellement que celui-là. Nous devrions maintenant passer à autre chose puisque tout est réglé sur le plan juridique… à moins que monsieur Harper ne ramène sa fraise sur la question du mariage gai… Y a rien d’impossible avec lui…
Bien sûr, il reste beaucoup de choses à améliorer de l’intérieur. L’acquisition de droits et libertés n’a pas éradiqué la misère humaine dans nos rangs : misère économique (quoi qu’on pense du satané « argent rose »), sociale, personnelle, liée à la solitude, etc. À cet égard, nous vivons les mêmes problèmes que les hétérosexuels…
Certainement et il faut demeurer vigilant. Il faut veiller à ne pas perdre ces droits durement acquis. Il y a encore des luttes à mener contre les préjugés qui perdurent malgré tout le battage médiatique des dernières années dans les téléromans comme sur les tribunes populaires. La société a globalement évolué, mais pas partout de la même façon, ni au même rythme. Ce qui m’amène à dire que les « membres » de nos communautés devraient pouvoir obtenir de l’aide dans le système public, les hôpitaux, les services sociaux, etc. Même en 2009, de nombreux gais et lesbiennes ne se sentent pas du tout à l’aise d’avoir à divulguer leur orientation sexuelle. Le suicide chez les jeunes gais demeure préoccupant.
Néanmoins, sans forcer personne à faire sa sortie, je crois que nous avons un effort à fournir pour mieux nous intégrer à cette société que nous avons bousculée, dans beaucoup de situations. En tant que gais et lesbiennes, nous avons imposé notre « agenda » depuis une trentaine d’années et nous avons obtenu l’égalité juridique sur toute la ligne. Or, les droits